L’automne

Le froid se répandait imperceptiblement à travers la ville par vagues nocturnes successives et rendait nécessaire le port de vêtements appropriés. Je sentais confusément qu’il se produisait quelque chose autour de moi depuis un certain temps sans que j’arrive à discerner quoi exactement, jusqu’au jour où je le compris enfin : une révolution solaire était en train de s’accomplir, une époque touchait à sa fin, l’été moribond s’effaçait devant l’automne triomphant. Les journées raccourcissaient. Le soleil se déplaçait sur une trajectoire plus basse et éclairait les choses sous un angle chaque jour différent. Le ciel lui-même n’était plus le même depuis quelque temps : d’un bleu plus foncé, il faisait mieux ressortir la profondeur de l’infini qui s’étend au-delà de l’atmosphère.
Avec la baisse des températures et le raccourcissement des journées, la nature commençait à se revêtir des couleurs de la saison. Celles-ci se mariaient, se superposaient, s'opposaient ou se côtoyaient en une profusion de teintes chatoyantes qui enchantaient les yeux.
Les feuilles mortes des platanes et des bouleaux jonchèrent bientôt les trottoirs de la ville et obstruèrent les caniveaux, formant un tapis tantôt craquant, tantôt moelleux et bariolé sur le sol, tandis qu’elles s’amoncelèrent en tas arrondis aux pieds des arbres et des clôtures.
Je m’amusais quelquefois à me frayer un passage au travers, allongeant alternativement le pied gauche, puis le droit, au risque de paraître bizarre aux yeux des passants sérieux qui m’observaient avec curiosité tout en se dirigeant vers leur bureau.
Le fond de l’air, chargé d’une fraîcheur vive et sèche, pénétrante, rougissait le bout du nez et les oreilles des passants cernés par les frissons qui parvenaient à s’infiltrer même à travers l’épaisse couche de leurs vêtements.
Moi aussi j’avais froid. Mais, c’était parce que je refusais de me couvrir trop. Les délicieuses vagues glacées qui me parcouraient le dos réveillaient en moi une joie de vivre qui s’était comme assoupie avec l’arrivée de la saison estivale, assommée par la chaleur étouffante de la canicule.
Certains circuits de mon cerveau semblaient alors se réactiver et mes aspirations à une vie plus haute, qui étaient restées en sommeil pendant les mois précédents, s’élevaient à nouveau librement en moi.
J’aimais vraiment ce changement de saison, le retour du froid, l’allongement de la nuit qui repoussait largement sur les lisières du jour. L’automne aiguisait mes sens, débarrassait mon corps de sa gangue de moiteur, libérait en moi des bouffées d’énergie créatrice. Ce n’est pas pour rien que l’automne est, avec le printemps, la saison où l'on me trouve le plus actif et le plus enthousiaste.
La fin des grands froids ou des grosses chaleur donnaient de l’air à mes pensées. Des aspirations nouvelles s’élevaient dans mon esprit.
J’écrivais beaucoup à cette époque. Après être resté longtemps devant mes papiers ou devant l’écran de mon ordinateur, il venait un moment où le froid gagnait mes extrémités et finissait par avoir raison de mon inspiration et de ma résistance. Mon attention se reportait de plus en plus souvent sur mes doigts gourds et il me devenait difficile de continuer mon travail. Je m’installais alors devant un radiateur soufflant que j’allumais seulement à ce moment, et je restais ainsi cinq bonnes minutes, laissant vagabonder mon esprit sans contraintes. Ce radiateur était à mes yeux l’équivalent d’un bon feu de cheminée, il était même un feu de bois, quoique j’ignore comment une telle image pouvait me venir à l’esprit, vu le peu de rapport que son design pouvait avoir avec un foyer de braises. Je profitais souvent de cet instant pour boire un café, brûlant comme je l’aime. J’observais avec joie les volutes de vapeur qui s’élevaient comme un fin voile de soie emporté par le vent au-dessus du liquide noirâtre. Très vite, la chaleur du café se communiquait à toute la tasse, un céladon coréen aux formes généreuses, épais et lourd, tout de rondeurs et doux au toucher, et réchauffait mes doigts. Son bord épais, lisse et mouillé de café me faisait penser, à chaque fois que je le portais à ma bouche, au contact chaud et sensuel des lèvres d’une amante. Le souffle du radiateur m’enveloppait bientôt d’une agréable chaleur qui n’était pas étrangère à mon absorption dans quelque rêve éveillé, mais, celle-ci devenait de plus en plus étouffante et finissait par me sortir de l’espèce de torpeur dans laquelle j’avais sombré. La tasse vide et les mains réchauffées, j’éteignais le radiateur et je me remettais à écrire avec une nouvelle énergie.
C'était les tout derniers instants des fruits de la saison chaude. On ne trouvait plus sur le marché que des pêches et des nectarines farineuses, si elles n’étaient pas tout simplement dures et croquantes sous la dent, faute d’une maturation suffisante. Loin de les délaisser, j’en achetais plus que d’habitude et je les transformais en compote. Encore une bénédiction de l'automne ! Quelle joie c’était de voir les morceaux de fruit baigner dans leur jus frémissant pendant qu’ils cuisaient doucement, tandis qu’un délicieux fumet se répandait dans toute la chambre !
Lorsque les pêches et les nectarines devenaient introuvables, je me reportais sur les pommes de saison qui, légèrement parfumées avec de l’extrait de vanille ou des morceaux de cannelle, donnaient, elles aussi d’excellentes compotes. Les clémentines venaient ensuite. J’en mangeais tout l’hiver, jusqu’à l’apparition des premiers fruits de printemps.
Parallèlement, faire la cuisine devenait un véritable plaisir après avoir été un insupportable supplice durant toute la saison chaude. Rester à côté de la casserole pour observer la cuisson du plat, ou plus simplement pour assister à la maturation des aliments (un luxe que les riches laissant cette besogne à leurs employés de cuisine ne connaîtront jamais), le visage caressé par les radiations chaleureuses qui émanaient de la plaque électrique, tandis que le fumet remontait jusqu’à mes narines, mêlé aux buées qui venaient effleurer mon visage et troubler mes verres de lunettes ! Les préliminaires d’un repas.
Je menais une vie tranquille à cette époque, et je m’étonnais toujours d’entendre des personnes se plaindre de la vie parisienne, soi-disant infernale et trépidante. Rien ne les empêchait, pourtant, de continuer à marcher tranquillement lorsque les autres courraient après un métro !

Venait ensuite l’hiver. Les dernières feuilles mortes tombant des arbres dépouillés roulaient sur le sol et semblaient gambader devant moi, poussées par le vent de décembre. Les passants fuyaient, pressés, devant la bise hivernale, la tête baissée rentrée dans le col de leurs manteaux ou dans leurs écharpes multicolores. Fuite. C’était là le mot. Nous étions tous en fuite. Devant le vent, le froid de l’hiver, devant le jour et devant la nuit, devant la solitude, la promiscuité, l’ennui, la chaleur de l’été, la faim, la soif, devant le vide de notre vie que nous essayions de combler de milles activités. Jamais à notre place là où nous étions, toujours mieux ailleurs, plus tard. Toujours en fuite. Fuyant quoi au juste ? La vie ?